Observations de Baudouin HAMULI KABARHUZA sur Rapport de la Commission spéciale chargée d’examiner le passé colonial de la Belgique au Congo, au Rwanda et au Burundi

 

D’une manière générale, le rapport de la Commission spéciale chargée d’examiner l’EIC et le passé colonial de la Belgique au Congo, au Rwanda et au Burundi est un document d’un grand intérêt non seulement pour les belges auxquels il est destiné, mais aussi aux ressortissants des pays concernés. Pour nous Congolais, il nous permet de comprendre la genèse de notre pays et la manière dont la colonisation nous a façonné et marqué pour affronter le monde moderne. Il est particulièrement utile pour les dirigeants congolais car il permet de contextualiser les rapports avec la Belgique et de concevoir des politiques harmonieuses et durables de coopération entre partenaires historiques.

Ce texte pose un regard sur les méthodes et les résultats de 75 ans d’occupation du Congo par la Belgique, d’abord comme propriété du Roi belge (1885-1908), ensuite comme colonie belge (1908-1960). Il ne fait pas un inventaire des réalisations. Il s’appesantit sur l’idéologie coloniale, son impact et ses risques possibles. Pour les Belges, il y a bien une distinction entre la période de l’État indépendant du Congo et la période coloniale de l’État belge. Pour le Congolais ordinaire, il n’y a pas de différence significative du point de vue idéologique. D’ailleurs le rapport relève pour toutes ces années un contexte globalement marqué par l’occupation, la domination, l’exploitation, la discrimination, le travail forcé, la représentation négative de la personne africaine. Le document explique bien la vision coloniale de l’indigène noir et comment tout a été construit pour le maintenir totalement à l’écart du blanc.

Pour le Congolais, il n’y a pas de doute que la colonisation était bien une période de domination militaire et d’exploitation. Le rapport parle des résistances durant toute la période coloniale à travers les sociétés secrètes, les mouvements religieux et d’autres formes non décrites. La population congolaise a toujours résisté aux injustices et aux brimades de différente manière et sur toute l’étendue du territoire. Un travail de recherche des historiens congolais pourrait rappeler et faire connaître les actions de tous les groupes formels et informels qui ont existé. On peut même dire que l’histoire de la colonisation a été une histoire de résistance. C’est pourquoi, à la célébration de l’indépendance le 30 juin 1960, le discours de Lumumba à Kinshasa devant le Roi Baudouin, a été applaudi par tous les Congolais présents dans la salle, à la surprise des autorités belges ! Le rapport des experts de la Commission spéciale leur donne raison aujourd’hui !

Le rapport des experts parle du rôle des acteurs. Il fait la différence entre les rôles joués par l’État belge, le roi, les entreprises et l’église. Cependant la majorité des congolais attribuent un plus grand rôle au Roi Léopold II et à l’État belge pour avoir érigé et géré un système colonial si rigoureux. Certes l’Église catholique et les entreprises y ont participé, mais il n’est pas rare que les Congolais ayant vécu durant la colonisation décrivent de bons souvenirs du travail des missionnaires et des entreprises. L’église a légitimé le projet colonial, mais il a paradoxalement donné aux colonisés les outils pour résister au système. Plusieurs leaders de la contestation, à l’instar de Simon Kimbangu, étaient d’anciens catéchistes. Les entreprises ont été des outils d’exploitation des matières premières et de prolétarisation des communautés, mais elles ont favorisé l’industrialisation, forcé l’urbanisation et accéléré l’économie de marché. Toute une génération de Congolais des villes d’aujourd’hui pensent que tout n’a pas été si mauvais !

L’histoire de l’Afrique centrale n’a pas commencé avec la domination européenne. Des royaumes et des empires ont vécu longtemps dans cette région bien avant. Dans l’histoire des peuples du monde, 75 années de colonisation n’est pas une longue période. Mais ces années ont marqué drastiquement cette région, ses populations et leur avenir. Depuis 1960, nous nous retrouvons dans un État aux limites bien définies, que nous doivent désormais défendre. Nos souverainetés ethniques ont fait place à une souveraineté nationale. Aussi, comme le disait le Professeur Mudimbe Yoka, les Congolais ont été comme propulsés dans l’ère moderne dont ils doivent saisir et développer les bienfaits pour tous, sans en avoir été préparés techniquement. Un pied dans « le paléolithique et un autre dans le nucléaire », voilà le défi qu’il faut assumer, et relever.

Plus de 60 ans après la colonisation, la Commission se demande comment accélérer le changement de mentalité vis-à-vis de belges de couleur en Belgique, car il faut bien « éviter que le passé et le présent se dévorent ». C’est une question fondamentale que toutes les anciennes puissances coloniales occidentales se posent. Elles portent bien les stigmates indélébiles des systèmes coloniaux passés. Puisque le colonialisme a été désavoué aujourd’hui et que le racisme a été condamné, la société belge actuelle n’a pas de choix que d’adopter les valeurs modernes fondés sur l’intégration de tous, la bonne gestion de la diversité, et la participation active de toutes les couches de sa population. La construction des nouveaux partenariats gagnants avec les autres peuples du monde dépend du progrès dans la mise en œuvre de ces valeurs. En réalité, ceci concerne aussi bien le Congo. Certains périls internes et externes qui menacent notre pays aujourd’hui trouvent leur fondement dans la colonisation. Il importe aussi aux Congolais de les examiner froidement et y apporter des solutions.

Le rapport de la Commission spéciale n’adresse pas ses recommandations directement aux ancienscolonisés ! Normal, les experts n’ont pas été mandatés par ces derniers. 62 ans après l’indépendance, il est temps aussi que les colonisés exorcisent leur passé colonial et ses anti-valeurs ! Comme on le dit souvent actuellement, on ne peut plus continuer à attribuer à la colonisation tous nos malheurs ! Nous devons assumer pleinement la responsabilité de nos échecs ! Si les colons belges ont évité d’associer pleinement l’indigène dans l’œuvre de la mise en valeur de son pays, l’enjeu de la période postcoloniale est de démanteler le modèle colonial à tous les niveaux.

Le rapport de la Commission spéciale propose certaines recommandations pour bâtir un nouveaupartenariat entre la Belgique et le Congo. Les dirigeants congolais ont la responsabilité de les examiner, de les amender et de prioriser celles qui permettent de bâtir un partenariat gagnant-gagnant entre les deux peuples. Certes il faut réparer ce qui est réparable mais l’histoire continuent. S’il est important de rapatrier certains objets d’art anciens pillés, il faut bien s’assurer qu’ils sont bien rangés et protégés des musés modernes dans les provinces et dans la capitale Kinshasa. Encore mieux, il faut soutenir la création d’autres objets symboliques et artistiques adaptés au contexte actuel !

Un champ possible de partenariat est de travailler aussi sur la mémoire africaine de la colonisation, car elle se perd à un très rythme accéléré. Les Belges n’ayant pas formé des intellectuels, des écrivains et des scientifiques durant la colonisation, notre littérature écrite durant cette période est bien trop mince, même inexistante. Rares sont les provinces qui ont gardé la documentation laissée par les administrateurs coloniaux. Et il n’est pas rare que des documents de l’époque coloniale se retrouvent dans les marchés comme emballages d’arachides ! Et aujourd’hui, la génération des « évolués » disparaît avec la mémoire de la colonisation. L’écrivain malien Amadou Hampaté Ba disait qu’en Afrique, tout vieillard qui meut est une bibliothèque qui se perd ! Sans documentation, sans lieu de mémoire et sans musée, la colonisation sera mal contée dans une cinquantaine d’années !

Pour terminer, les chantiers d’un nouveau partenariat gagnant-gagnant entre la Belgique et le Congo sont multiples. Il faut une réelle volonté politique de part et d’autre pour ouvrir l’avenir de nos relations. Le rapport des experts a ouvert un chapitre de l’histoire qu’on risquait d’oublier aussi bien en Belgique qu’au Congo. En assumant le passé qui doit être bien connu, un nouveau partenariat belgo-congolais constructif et fondé sur les priorités et les préoccupations d’aujourd’hui peut être bâti.

 


Baudouin HAMULI KABARHUZA
Né au Sud-Kivu en 1955, il a fondé en 1985 l’association ADI-Kivu et s’est engagé aux côtés des paysans. Elu en décembre 1990 Secrétaire exécutif du Conseil national des ONG de développement au Congo, il assume cette responsabilité jusqu’en 1999. Baudouin Hamuli poursuit ensuite son engagement comme directeur du Centre national d’appui au développement et à la participation populaire (CENADEP) et représente également l’Institut Panos en Afrique centrale. Il est aujourd’hui représentant de la Communauté Économique des États de l’Afrique Centrale (CEEAC) en République du Congo.